Alors que la consolidation de l’aérien européen semble être le sens de l’histoire et être inéluctable, l’UE (mais pas qu’elle) semble avoir l’intention de vérifier de manière très stricte toute atteinte potentielle à la concurrence et ainsi protéger le consommateur. Les premières transactions visées sont Lufthansa/ITA et IAG/Air Europa mais le dossier Air France-KLM/SAS pourrait être concerné un jour.
En 2019, Carsten Spohr, alors président de Lufthansa, avait dit qu‘il ne resterait bientôt que 12 compagnies majeures dans le monde. La logique était simple : de plus en plus de compagnies, non pas un problème de demande mais de demande rentable, à un moment des compagnies d’envergure moyenne vont se rapprocher de compagnies au réseau plus large pour essayer de développer des synergies et retrouver de la rentabilité.
Je cite :
« Le secteur évolue vers une douzaine de compagnies agissant mondialement et opérant les grandes liaisons internationales, en plus de plus petites compagnies nationales où régionales […] Trois aux Etats-Unis, trois en Chine, trois dans le Golfe et trois en Europe » .
Depuis le COVID est passé par là : certaines compagnies en sont ressorties encore plus affaiblies qu’elles n’y sont rentrées et ça n’est pas l’inattendue vigueur de la reprise qui a changé quoi que ce soit au contexte. En effet si elles ont profité de cette reprise, les majors en ont profité davantage, et l’écart entre les deux catégories de compagnies n’a fait que croitre, faisant des premières des proies faciles dont les actionnaires sont pressées de se débarrasser au profit d’un partenaire solide qui pourra les développer avant que la prochaine crise n’arrive.
C’est ainsi que le mouvement de concentration qui s’était amorcé avant le COVID s’est soudainement accéléré. Mais alors qu’on pensait voir les compagnies européennes se regrouper autour des trois majors que sont IAG, Air France-KLM et Lufthansa Group, les autorités de la concurrence ont soudainement décidé de regarder certains dossier avec attention.
IAG et Air Europa : suspicion de monopole dans le ciel ibérique.
Le rachat d’Air Europa par IAG avait été annoncé avant le COVID et a été confirmé depuis même si l’opération s’avère plus lente et laborieuse que prévu.
Depuis le temps on pouvait s’attendre à ce que si les autorités avaient des réserves à émettre elles l’auraient déjà fait, mais en fait non.
C’est ainsi que l’UE a récemment annoncé vouloir investiguer ce projet de prise de contrôle total de la compagnie espagnole au motif qu’il porterait atteinte à la concurrence sur certaines liaisons domestiques et internationales au départ ou à destination de l’Espagne.
Elle se donne jusqu’au 7 juin 2024 pour remettre ses conclusions.
Le rachat d’ITA par Lufthansa Group au point mort
La reprise d’ITA par le Lufthansa Group est plus récente, mettant ainsi un terme à feuilleton Alitalia qui a duré plus de 10 ans. Le groupe allemand était pressé d’obtenir l’approbation des autorités européennes mais va semble-t-il devoir attendre.
Selon l’Europe, ce rachat créerait une situation de monopole sur 6 routes et Lufthansa a proposé qu’un certain nombre de slots soient restitués à Milan Linate entre autres. Mais cela semble insuffisant aux autorités qui, pour l’instant, bloquent le dossier
Une enquête a été ouverte et l’UE se donne jusqu’au 6 juin 2024 pour trancher.
Le partenariat entre Air France et CMA-CGM retoqué par les Etats-Unis
Ca n’est pas l’UE mais le régulateur américain qui a mis un terme au partenariat initié entre Air France-KLM et CMA-CGM. Un partenariat majeur dans le fret qui s’était accompagné d’une montée de CMA-CGM à hauteur de 9% dans le capital du groupe franco-néerlandais.
Mais le gouvernement américain a vu d’un mauvais oeil, prétendant que l’entrée du spécialiste du fret dans la coentreprise transatlantique entre Air France-KLM, Delta Air Lines et Virgin Atlantic dans le cargo créait une situation qui portait atteinte à la concurrence.
Une décision étrange quant on sait que cette coentreprise a pour but premier le transport de passagers et pas de marchandises et on peut penser que cette décision vise avant tout à protéger les acteurs US dans un contexte de marché qui se dégrade et de tensions à l’époque où les compagnies américaines auraient pu se voir retirer des slots à Schiphol.
Si les deux groupes vont pouvoir explorer de nouvelles modalités de collaboration il ne sera donc pas question d’une intégration aussi forte que celle permise par une coentreprise.
Air France-KLM-SAS bientôt dans le viseur ?
Dans ce contexte on peut se demander si le rachat potentiel de SAS par Air France-KLM peut également être concerné. Contrairement aux deux cas récemment évoqués il ne s’agit pas à ce stade d’une prise de contrôle, ce qui ne devrait arriver avant au moins deux ans, ce qui permet d’être optimiste.
Mais il est également possible que les autorités considèrent qu’une coopération commerciale renforcée et un changement d’alliance suffisent à impacter la concurrence, sachant de plus que la prise de contrôle est, à terme, l’objectif recherché. Ou peut être attendront elles que cette prise de contrôle devienne une réalité ?
Mais il est également question que SAS intègre la joint-venture transatlantique donc le régulateur américain pourrait être tenté de s’y opposer pour les mêmes raisons qu’elle s’est opposée à l’entrée de CMA-CGM.
SAS serait elle aussi intéressante pour Air France-KLM si des slots devaient être rendus et sans possibilité d’intégrer SAS dans la joint venture ? La question peut être posée.
Quoi qu’il en soit quand on a vu quel temps il a fallu pour que l’UE s’intéresse aux acquisitions d’IAG et Lufthansa Group et sachant que dans le cas de SAS on ne parle, pour l’instant, que d’une prise de participation partielle, il ne faut pas s’attendre à entendre parler de ce cas avant longtemps si tant est que quelqu’un trouve qu’il mérite d’être investigué.
En tout cas la récente sortie de Anko van der Werff, le CEO de SAS, inquiet de l’approche à son avis trop précautionneuse de l’UE sur le sujet montre que la sérénité ne règne pas sur le sujet.
Mais en attendant, la prise de contrôle d’Air France-KLM sur SAS est loin d’être une certitude.
Concurrence ou emploi il va falloir choisir
Les motifs invoqués par les différentes autorités sont largement compréhensibles et audibles et visent au premier chef à protéger le consommateur et c’est leur rôle.
Mais ironiquement, comme le note également Anko van der Werff, si l’UE veut rendre les vols plus chers pour des motifs environnementaux, empêcher la concentration n’est pas très cohérent.
D’un autre côté on ne peut se demander ce qu’il adviendrait de ces compagnies si, demain, une nouvelle crise devait survenir qu’elles devraient affronter seules.
Qu’on parle d’ITA et SAS aujourd’hui, de TAP et d’autres demain, elles n’en sont certainement pas capables et il n’y a que trois acheteurs potentiels sur le marché : IAG, Lufthansa Group et Air France-KLM (si tant est qu’IAG puisse être considéré comme un groupe européen, chose sur laquelle il ne me semble pas que l’UE ait encore tranché). Il reste bien sur d’éventuels fonds d’investissement mais les actionnaires (qui sont souvent les pays) préfèrent le plus souvent un partenaire industriel qui permette de développer des synergies et, de plus, la majorité des fonds qui œuvrent sur ce marché sont américains, ce qui exclut la possibilité d’une prise de participation majoritaire.
Donc si, pour des raisons totalement compréhensibles, on empêche aux compagnies européennes de se réorganiser autour des 3 majors il y a fort à parier qu’une prochaine crise provoquerait une hécatombe avec les conséquences qu’on peut imaginer sur l’emploi. Peut on, si cela se confirmait, imaginer ces compagnies se regrouper pour construire une 4e major ? Nous ne pensons pas qu’il y ait de la place pour une 4e major en Europe et, de plus, on n’a jamais vu l’alliance de 3 ou 4 boiteux donner un valide.
Protéger le consommateur aujourd’hui c’est peut être mettre des emplois en danger demain. Il faut juste en avoir conscience et assumer.
Conclusion
Les régulateurs se montrent très vigilants sur les mouvements de concentration en cours dans le secteur aérien et on suivra avec attention les décisions importantes qui seront rendues en juin avant de savoir si le cas de SAS attire aussi leur attention.
Mais en protégeant ainsi le consommateur on met potentiellement la survie de certaines compagnies en danger qui ne seraient pas capables de traverser une crise sans être adossées à des majors.
Image : avions Lufthansa à Francfort de Nate Hovee via Shutterstock