Pourquoi Air France-KLM filialise son programme de fidélité Flying Blue ?

Air France-KLM travaille avec le fonds Apollo Global Management afin que celui-ci injecte 1,5 milliards d’euros dans une nouvelle filiale en charge de la gestion du programme Flying Blue. Un cas de figure courant à l’étranger mais qu’il s’agit d’expliquer dans le cas précis d’Air France-KLM.

Air France-KLM va transférer la gestion de son programme de fidélité Flying Blue à une nouvelle entité qui « détiendra la marque du programme de fidélité Flying Blue et la majorité des contrats avec les partenaires » et deviendra l’unique émetteur de Miles pour les compagnies aériennes et les partenaires. Cette entité émettra des obligations à hauteur de 1,5 milliards d’euros auquel souscrira le fonds d’investissement Apollo Global Management afin de renforcer les fonds propres du groupe.

Mais pourquoi procéder ainsi alors qu’apparemment Air France-KLM va on ne peut mieux ?

Dans cet article :

Air France-KLM redevient performante… mais pas assez

Tous les chiffres de 2023 le prouvent : Air France-KLM va bien et même très bien et comme de nombreuses compagnies elle affiche des bénéfices historiquement haut en cette période de reprise post-COVID . Mais ça n’est pas tout : la marge a également fait un grand bond en avant, conformément aux ambitions affichées par Ben Smith lors de son arrivée.

La marge d’Air France en 2018 n’était que de 2 %, contre 9 % pour KLM, 10 % chez Lufthansa, 12 % chez British Airways et 18 % chez Ryanair. 2 % de marge chez Air France, ce n’est pas satisfaisant. Cinq points peuvent s’expliquer par les coûts en France. Mais deux points sont dus à la complexité et à l’inefficacité de la compagnie. À nous de nous y attaquer. “ disait il.

Au premier trimestre 2023 la marge opérationnelle d’Air France-KLM a été de 6% puis 10% au second trimestre, avec pour une fois Air France qui performe mieux que KLM. Un fait assez rare pour être souligné et qui est une chose de plus à mettre au crédit du quinquennat de Ben Smith.

Mais ça n’est assez. Si le contexte est favorable et qu’Air France KLM en profite, c’est le cas pour ses concurrents également et ces derniers font encore mieux. IAG (British Airways, Iberia…) annonce une marge de 16% sur la même période, Lufthansa Group 12%…

Mais, surtout, le groupe doit continuer à renforcer un bilan mis à mal par la crise du COVID et qui l’a forcé à se recapitaliser afin de rembourser les aides reçues pendant cette période. Mais là encore le groupe est beaucoup fragile que ses concurrents et cela lui a couté le rachat d’ITA, faute d’avoir pu rembourser les aides reçues à temps.

Air France-KLM doit donc continuer à se battre sur le front de la rentabilité tout en continuant à renforcer ses fonds propres pour pouvoir continuer à lutter à armes égales avec ses concurrents (sur le rachat de TAP par exemple ?). C’est dans cette seconde perspective que s’inscrit l’opération en cours de discussion.

Le mécanisme mis en place par Air France-KLM pour renforcer son bilan grâce à Flying Blue

Pour redire de manière simple ce qui a été expliqué plus haut : Air France-KLM va créer une filiale qui va opérer le programme de fidélité Flying Blue. Il est important de noter que c’était une des rares compagnies majeures à ne pas avoir filialisé son programme de fidélité et c’est un sujet important sur lequel nous allons revenir plus bas.

Cette nouvelle entité sera propriétaire de la marque Flying Blue et des contrats avec les fournisseurs mais pas de la base de données des 19 millions de membres qui restera la propriété du groupe. On peut penser qu’elle en louera l’exploitation mais n’en sera en aucun cas propriétaire car c’est un actifs essentiels d’un programme de fidélité.

Cette entité sera également la seule émettrice de miles pour les compagnies membres du programme, à savoir Air France, KLM mais également Transavia, Aircalin, Kenya Airways et TAROM. Ca n’est pas neutre non plus car les miles ne sont pas gratuits et ne tombent pas du ciel car ils ont une contrepartie financière. Techniquement parlant lorsqu’un passager gagne des miles grâce à un partenaire aérien, non aérien, ou financier (carte bancaire), ce partenaire achète les miles au programme de fidélité, ce qui est donc une source de revenu.

Cette entité va ensuite émettre des obligations auxquelles Apollo va souscrire à hauteur de 1,5 milliards d’euros ce qui, d’un point de vue des normes comptables, sera considéré comme des fonds propres qui renforceront le bilan de la compagnie.

Quel intérêt pour Air France-KLM et pour Apollo ?

A ce stade il faut se demander ce que les différentes parties ont à gagner dans cette opération et pour cela il faut avant tout connaitre les conditions d’émission de ces obligations.

On nous dit que les conditions seront les mêmes que celles en vigueur dans le cadre du deal qui lie déjà Air France-KLM et le fonds d’investissement et qui avait permis de lever 500 millions d’euros pour financer une filiale chargée des activités d’ingénierie et de maintenance d’Air France (MRO).

Ces obligations portent un intérêt de 6,9% par an pendant trois ans, puis s’appliqueront des augmentations progressives et enfin un plafond. Air France-KLM a la possibilité de les rembourser à tout moment après la troisième année.

Donc l’intérêt pour Apollo est déjà un rendement garanti de son investissement pour 3 ans voire au delà si Air France-KLM ne rembourse pas, ce qui est possible car ce sont des obligations perpétuelles, ce qui permet d’ailleurs de les considérer comme des fonds propres.

Pour Air Franc-KLM l’intérêt est de lever 1,5 milliards de fonds propres d’une manière plus simple qu’en procédant à une augmentation de capital car rien ne dit que ses actionnaires (et notamment les états français et néerlandais) auraient voulu suivre à nouveau après celle de 2,256 milliards qui a eu lieu en 2022 et faire rentrer un nouvel actionnaire est toujours un sujet sensible.

Donc pour le groupe cette option permet d’augmenter ses fonds propres en s’appuyant sur un partenaire connu et sans ouvrir son capital davantage. Dans cette perspective, des obligations perpétuelles dont les fonds qu’elles génèrent peuvent être considérés comme des fonds propres car il n’y a pas d’obligation de remboursement étaient l’outil parfait.

Mais pourquoi le programme de fidélité ?

Pourquoi Air France-KLM utilise Flying Blue pour lever de l’argent ?

Quand on veut lever de l’argent il faut donner quelque chose en contrepartie. Soit une partie de l’entreprise (actions) soit donner des actifs en garantie. Comme dit plus haut, il était difficile pour Air France de demander à ses actionnaires de réinjecter de l’argent et faire rentrer de nouveaux actionnaires posait d’autres problèmes.

Restait le système des obligations. Mais le prêteur n’aime jamais le risque et les compagnies aériennes sont considérées comme risquées par principe en raison de la nature même de leur activité qui les rend vulnérables à de nombreux types de risques et crises.

Et puis un créancier aime savoir qu’il y a des actifs mobilisables pour rembourser son prêt. En cas de crise du secteur une flotte d’avion a moins de valeur qu’un parc immobilier et est moins facile à vendre… Et ajoutons à cela que les compagnies sont de moins en moins souvent propriétaires de leurs avions ! Avant la crise Air France ne possédait que 40% de sa flotte et rien ne dit que ce chiffre n’a pas diminué depuis.

Par contre le programme de fidélité est une activité très rentable et sans grand risque donc un investisseur préférera adosser son investissement à cette activité. C’est pour cela qu’Air France-KLM a utilisé Flying Blue comme véhicule pour faire rentrer un investisseur.

Le lucratif business des programmes de fidélité

En effet beaucoup s’imaginent que les programmes de fidélité sont un poids financier pour les compagnies aériennes car les miles émis sont une créance des clients envers la compagnie, ce qui est vrai.

Mais les miles ne sont pas distribués gratuitement non plus. Comme nous le disions plus haut lorsqu’un client reçoit un mile, quelqu’un a payé pour lui. Les compagnies aériennes, les émetteurs de cartes de crédit, les partenaires divers achètent au programme de fidélité les miles qu’ils offrent à leurs clients. Il leur incombe juste de faire que l’opération soit bénéficiaire pour eux, c’est à dire que montant dépensé pour l’achat de mile ne représente qu’une infime partie de ce que le client a dépensé chez eux pour obtenir ces miles.

Et cela fonctionne très bien : lors de la crise du COVID les programmes de fidélité ont aidé les compagnies américaines à lever des sommes considérables car ils sont valorisés beaucoup plus que les compagnies auxquelles ils appartiennent car c’est un business sans risque. Il est même arrivé par le passé que certaines compagnies perdent de l’argent sur leur coeur de métier mais redeviennent bénéficiaires grâce à leur programme de fidélité.

Pourquoi un business sans risque ? Parce même lorsque les avions ne volent pas ou sont quasi vides, le programme de fidélité continue, lui à générer de l’argent grâce au partenaires non aériens et notamment les émetteurs de cartes de crédit ! A titre d’exemple pendant la crise du COVID, American Express a continué à dépenser des sommes astronomiques en achat de miles car ses clients continuaient à utiliser leurs cartes pour les achats du quotidien.

Mais pour que cela fonctionne il faut deux choses : que le programme de fidélité soit isolé de la maison mère pour avoir son bilan et ses activités propres et que le business des cartes de crédit co-brandées entre un émetteur et une compagnie aérienne soit juteux.

Pourquoi « seulement » 1,5 milliards pour Flying Blue ?

6,8 milliards de dollars levés par United grâce à son programme de fidélité, 9 par Delta, 10 milliards pour American Airlines, on est loin des 1,5 milliards visés par Air France-KLM.

Plusieurs choses expliquent cela. Premièrement Air France-KLM n’a émis des obligations qu’à hauteur de ses besoins en fonds propres qui n’ont rien à voir avec les besoins de ces compagnies en plein milieu de la crise.

Ensuite ces programmes n’ont pas le même nombre de membres : 19 millions pour Flying Blue, 115 millions pour AAdvantage (American Airlines), plus de 110 pour Skymiles (Delta)…

Enfin, et surtout, leurs plus gros pourvoyeurs de revenu non aérien, à savoir les émetteurs de cartes de crédit, n’ont pas en Europe et surtout en France, le pays de naissance de Flying Blue et son bassin de naturel originel, le même business model, ce qui les empêche d’être aussi généreux qu’aux Etats-Unis.

Les émetteurs de cartes comme Visa ou American Express ont deux sources de revenu (on ne parlera pas des cotisations dont le montant est ridicule par rapport aux sommes dont on parle).

Tout d’abord les taux d’intérêts facturés à leurs membres. Parfois 20% et pus aux Etats-Unis, 0% en France car ce ne sont pas de vraies cartes de crédit mais des cartes à débit différé sans intérêts.

Ensuite le taux d’interchange qui est la commission payée par le commerçant à l’émetteur lorsque le client utilise sa carte chez lui. De l’ordre de 2% aux USA, de 0,2 à 0,3% en France.

Donc le client européen en général et français en particulier ne rapporte absolument rien aux émetteurs de cartes bancaires comparé au client US et la conséquence logique est que l’émetteur sera beaucoup moins généreux sur ce qu’il lui offre dans le cadre d’une carte co-brandée (gains de miles, bonus de miles, statut offert, un certain nombre de miles qualifiants offerts tous les ans….). C’est donc autant d’agent qu’il ne dépense pas auprès du programme de fidélité et donc que le programme n’encaisse pas. N’allez pas chercher plus loin d’ailleurs la raison pour laquelle ces cartes de crédit co-brandées sont si peu attractives en France (mais si elles l’étaient on le paierait indirectement au prix fort…).

Et le fait que Flying Blue propose désormais de telles cartes dans des pays ou c’est beaucoup plus lucratif n’y change pas grand chose car l’essentiel de sa base client naturelle est européenne voire française. En tout cas à moyen terme.

Donc dans ces conditions, obtenir 1,5 milliards est plutôt une bonne opération.

Et pour la seconde condition, à savoir le fait que Flying Blue soit une entité économiquement indépendante c’est justement ce qui va être réalisé à l’occasion de cette opération. Le programme de fidélité d’Air France-KLM était à ce jour un des seuls programmes majeurs à ne pas être filialisé, un choix qui avait du sens en raison des limites évoquées plus haut. Mais il semble donc que les conditions soient désormais réunies pour passer à cette étape facultative par le passé mais aujourd’hui essentielle au vu des objectifs poursuivis.

Non, Air France KLM n’hypothèque pas Flying Blue !

On a pu lire sur certains médias, notamment étrangers, qu’Air France-KLM hypothéquait Flying Blue, ce qui laisserait à penser qu’il existe un risque qu’elle perde la propriété de son programme de fidélité et les revenus associés en cas de mauvaise fortune. Au vu des informations publiquement disponibles c’est totalement faux et ce genre de propos anxiogènes n’a absolument aucun fondement !

Rappelons le principe d’une hypothèque : on vous prête de l’argent, vous donnez quelque chose en garantie en contrepartie, et si vous ne remboursez pas votre créancier saisit ce que vous avez donné en garantie.

Un exemple très commun : vous empruntez pour financer votre entreprise personnelle, vous hypothéquez votre maison et si vous ne remboursez pas vous perdez votre maison. Très courant également dans l’immobilier : si vous ne remboursez pas votre crédit, votre banque saisit votre maison.

C’est une solution de dernier recours lorsqu’on ne présente pas de garanties suffisantes pour faire autrement. Donc lorsque je lis « Air France-KLM hypothèque Flying Blue », cela laisse à suggérer que la compagnie est aux abois et qu’elle brade les bijoux de famille, un peu comme dans un autre domaine le FC Barcelone l’a fait pour survivre ces dernières années. L’intérêt de s’assurer que l’emprunteur dispose d’actifs suffisants est de se dire qu’il a des choses à vendre pour rembourser son emprunt, rien de plus.

Mais ça n’est en rien le cas !

Dans le cas d’une obligation le créancier n’a rien à saisir, le risque qu’il prend étant juste compensé par des taux d’intérêts plus ou moins élevé.

Si on reprend l’opération en question :

1°) Jamais il n’est dit qu’Apollo rentre au capital de la filiale qui est a priori détenue à 100% par Air France-KLM

2°) A la différence d’une action, une obligation ne donne aucun droit de vote donc Apollo ne pèsera pas sur la gestion de l’entité concernée.

3°) Si l’apport d’Apollo est considéré comme des fonds propres c’est parce que l’obligation est perpétuelle, c’est à dire sans date de remboursement fixe, autrement dit Air France-KLM n’est pas tenue de rembourser tant qu’elle paie ses intérêts.

4°) Ces obligations ne sont, à ce qu’on sait, pas convertibles en capital (même si cela peut être envisagé par la suite).

Ca n’est donc pas parce qu’Air France-KLM filialise Fying Blue qu’elle risque de perdre un jour le contrôle ou la propriété de son programme de fidélité. Le nom et les contrats sont transférés à la nouvelle entité, pas à Apollo, et la chose qui a le plus de valeur, à savoir la base de donnée clients, restera la propriété du groupe et pas de la nouvelle entité ! D’ailleurs d’un point de vue strictement opérationnel rien ne va changer.

C’est au contraire une opération intelligemment montée qui permet à Air France-KLM d’améliorer son bilan et ses fonds propres sans risque patrimonial. On est loin du cas d’Air Canada qui avait vendu son programme Aeroplan pour en devenir une simple cliente avant, finalement, de le racheter plusieurs années plus tard.

Des opportunités pour le futur

Pour finir parlons des opportunités futures. Filialiser Flying Blue a une utilité immédiate pour Air France-KLM mais offre également des opportunités dans le futur. Et nous en voyons principalement deux.

La première est de faire rentrer des actionnaires dans le programme de fidélité, voire de le coter en bourse s’il s’avère que comme pour les compagnies que nous mentionnions plus haut sa valorisation serait supérieure à celle de la compagnie. On se demande même si un jour ça ne sont pas les programmes de fidélité qui rachèteront des compagnies car ils sont plus rentables, mieux valorisés, moins Opéables, et plus rassurants pour les marchés. Mais à ce stade cela ne semble pas du tout être la stratégie du groupe.

La seconde est d‘aller au delà de la notion de programme de fidélité, voire de s’en affranchir, pour se positionner sur le business de l’émission de miles pure et simple, peu importe le programme concerné, comme on le voit en ce moment avec IAG Loyalty. Au lieu d’essayer de convaincre d’autres compagnies de rejoindre son programme de fidélité (d’ailleurs les programmes de British Airways et Iberia n’ont pas été fusionnés, ils utilisent juste la même monnaie, les avios) le groupe les convainc juste d’utiliser la monnaie émise par sa filiale dédiée.

D’ailleurs lorsqu’il est dit que « [la nouvelle entité] deviendra l’unique émetteur de Miles pour les compagnies aériennes et les partenaires » on ne peut que penser qu’Air France-KLM a quelque chose de similaire en tête.

Et si, ce faisait, Flying Blue se développe plus largement sur des marchés ou le business des cartes de crédit co-brandées est plus lucratif, Flying Blue peut devenir une vraie machine à cash au service du groupe.

Mais c’est un sujet en soi que nous traiterons bientôt dans un article spécifique.

Conclusion

Air France-KLM va faire de Flying Blue une filiale qui permettra à son partenaire Apollo de lui apporter des fonds propres en souscrivant à des obligations émises par la nouvelle entité.

Cela lui permet de s’appuyer sur la spécificité du business des programmes de fidélité pour se financer de manière intelligente tout en s’ouvrant des opportunités nouvelles pour l’avenir.

Et contrairement à ce qu’on a pu lire cela ne signifie en rien que le groupe hypothèque son programme de fidélité, bien au contraire.

Image : Flying blue de Antonio Salaverry via Shutterstock

Bertrand Duperrin
Bertrand Duperrinhttp://www.duperrin.com
Voyageur compulsif, présent dans la communauté #avgeek française depuis la fin des années 2000 et passionné de (longs) voyage depuis sa jeunesse, Bertrand Duperrin a cofondé Travel Guys avec Olivier Delestre en mars 2015. On peut le retrouver aussi aussi sur http://www.duperrin.com où il parle depuis plus de 10 ans de la transformation digitale des organisations, son métier quand il est au sol.
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