La guerre en Ukraine : une chance ou le début de la fin pour l’aviation russe ?

Face à l’embargo imposé par la communauté internationale le secteur russe de l’aérien risque de tomber en lambeaux s’il ne devient pas autosuffisant. L’avenir nous dira si cette séquence aura marqué le début de son effondrement ou aura été le coup de booster qui lui aura permis de passer à la vitesse supérieure.

Embargo et avions non entretenus

En effet plus le temps passe plus la situation devient critique sous la pression de l’embargo. Nous avons déjà évoqué le fait que comme la plupart des compagnies dans le monde les compagnies russes louent leurs avions et que leurs propriétaires ont demandé à ce que leurs avions leurs soient restitués. Bien entendu elles ont refusé de les rendre et continuent à exploiter des appareils sans payer leurs loyers et sans que leurs propriétaires n’aient de grandes chances de les revoir un jour.

Mais elles ne sont pas au bout de leurs problèmes.

Inutile de vous expliquer qu’un avion est très exigeant en matière d’entretien et que pour les raisons que nous venons d’expliquer la flotte russe est désormais très mal entretenue et on commence à voir des épaves volantes. De plus l’embargo prive le compagnies de pièce détachées et elles en sont réduites à cannibaliser certains appareils pour trouver des pièces pour en réparer d’autres. Et cela touche des choses aussi simples que les pneus qui doivent être changés environ tous les 300 atterrissages….quand un moyen courrier fait de 3 à 4 vols par jour cela va vite.

Une situation qui n’est pas tenable à long terme et ne l’est d’ailleurs déjà plus aujourd’hui.

Et même si la guerre venait à se terminer demain et que les sanctions étaient levées cela n’y changerait rien. Il y aurait tellement de trous dans les carnets de maintenance que jamais ces appareils ne seraient autorisés à revoler hors de Russie.

Il était donc urgent pour les compagnies russes de trouver une solution plus durable et celle-ci est assez évidente. Il existe une industrie aéronautique russe, autant se reposer sur elle et la faire monter en puissance.

Une grosse commande d’avions russes pour Aeroflot

C’est ainsi qu’Aeroflot vient de passer une importante commande de 323 monocouloirs de fabrication locale composée de Sukhoi Superjet, Irkut MC-21 et Tupolev TU-214.

Une évidence ? Pas tant que ça. On ne peut pas dire que jusqu’à présent Aeroflot ait brillé par son patriotisme économique. A ce jour la compagnie ne détient que 5 Sukhoi SSJ-100 pour une flotte de 183 appareils ! Le reste étant bien sur composé exclusivement d’Airbus et de Boeing. Au niveau de l’ensemble des compagnies russes c’est la moitié de la flotte qui provient de ces deux constructeurs (710/1300).

C’est donc un changement stratégique d’ampleur !

Mais la question qui se pose est de savoir si cette stratégie est tenable.

Quelles capacités de production ?

La première question qui se pose est de savoir si les avionneurs russes vont pouvoir produire suffisamment. Il n’est pas possible de passer d’une production non pas confidentielle mais qui n’a rien à voir celle d’Airbus ou de Boeing à être en capacité de très rapidement fournir toutes les compagnies du pays ! Par exemple, pour ne parler que d’Aeroflot, la compagnie avait dévoilé il y a deux ans un plan ambitieux de montée en gamme avec une cabine devant lui permettre de viser les 5 étoiles Skytrax et de croissance avec pour cibler une flotte de 600 appareils en 2028 contre moins de 200 aujourd’hui.

Il est certain que le contexte actuel rend ces plans caduques mais le challenge reste d’importance quand on sait que les avionneurs russes produisent une dizaine d’unités de chaque appareil par an aujourd’hui.

Et en plus il va falloir se doter de cet outil industriel rapidement. Comme on l’a vu ça n’est pas demain ou après demain que les avions des compagnies russes vont tomber en pièces, ça a déjà commencé. Selon les autorités russes on parle d’une production de 110 avions par an en 2025 et 500 en 2050 ! C’est déjà demain. A titre de comparaison Airbus ambitionne de livrer 720 appareils en 2022.

Si on reste sur une logique industrielle une autre question se pose. En admettant que les avionneurs russes arrivent d’un seul coup à produire suffisamment qu’adviendra-t-il de cette capacité de production à moyen/long terme une fois la demande satisfaite sur un marché qui par définition ne sera pas extensible et sans débouchés externes ?

Bien sûr on parle d’un horizon lointain et il sera temps de voir une fois le moment venu mais quand même.

Quels fournisseurs ?

La construction d’un avion fait intervenir une foule de sous traitants et on parle ici d’un marché mondial hautement spécialisé. La conception d’un avion est une chose mais sa construction demande à se fournir auprès d’un grand nombre d’entreprises et pas toujours nationales.

Aujourd’hui les avions russes, comme les autres, embarquent un grand nombre de pièces provenant de fabricants étrangers, à commencer par quelque chose d’aussi basique que les pneus. Et on ne parle même pas des moteurs.

Existe-t-il aujourd’hui un écosystème de fabricants russes capables de produire toutes les pièces nécessaires ? Probablement non. Est-il possible de le créer ? Oui mais cela prendra du temps et se contenter de faire des contrefaçons des produits étrangers est on ne peut plus dangereux.

Quels appareils ?

A défaut d’avoir une gamme aussi large qu’Airbus ou Boeing, les fabricants russes ont aujourd’hui une gamme d’appareils qui devrait suffire à couvrir les besoins à moyen terme sur un marché principalement limité aux vols intérieurs.

Mais ça n’est pas suffisant pour l’avenir. Pas un seul bi-couloir long courrier au catalogue ! Alors bien sûr le long courrier n’est pas aujourd’hui une préoccupation majeure pour les compagnies russes il va le devenir un jour une approche souverainiste de l’avion perdure après la guerre.

Et concevoir un appareil en partant de zéro cela prend du temps.

Quels pilotes ?

Qui dit nouveaux appareils dit besoin d’entrainer les pilotes. De plus, et aussi surprenant que cela soit dans le contexte actuel, Aeroflot prévoit d’embaucher pas moins de 3500 nouveaux pilotes. Cela prend du temps.

Et qui dit pilotes à former dit simulateurs. Là encore il va falloir les construire.

Quels financement ?

Enfin, dernier sujet et pas des moindres, il faudra financer tout cela. Tant du côté des compagnies que des constructeurs.

La commande récemment passée par Aéroflot est évaluée à 23 milliards de dollars hors Tupolev. Ca n’est pas rien et dans le contexte économique actuel c’est juste une charge insupportable.

Elle sera largement par des aides d’Etat mais, encore une fois, dans le contexte économique actuel il est illusoire de penser que l’Etat seul va pouvoir financer seule toute la restructuration du secteur, des compagnies aux fabricants. Et comme l’accès aux capitaux étrangers est coupé…

Conclusion : le chant du cygne de l’aérien russe

La ligne suivie par les pouvoirs publics et les compagnies russes n’est pas surprenante car c’est la seule possible. Maintenant reste à savoir si elle est durable.

A court terme il ne fait aucun doute que la Russie arrivera à bricoler. A long terme il est fort probable que cela ne fonctionne pas. Déjà parce qu’il faut du temps et que ce temps les russes ne l’ont pas. Ensuite parce qu’il faut de l’argent et que contrairement aux avions il ne tombe pas du ciel, surtout dans une économie sous embargo.

Le seul moyen pour que cette stratégie soit viable est qu’elle ne serve que comme amorçage en attendant une sortie de crise qui permettrait un accès aux marchés étrangers tant pour les avionneurs que les compagnies et que cela leur serve de relais de croissance.

Mais même dans le cas d’une fin de guerre proche, ce qui est hautement improbable, il ne faut pas s’attendre à ce que la Russie retrouve sa place dans l’économie mondiale avant longtemps.

La stratégie russe, dans un contexte normal, n’aurait eu aucun sens mais aurait permis de poser les bases d’une filière aéronautique forte, indépendante et souveraine. Aujourd’hui elle ressemble davantage au chant du cygne à moins que les choses ne changent rapidement.

Image : Sukhoi Superjet 100 Aeroflot de via Shutterstock

Bertrand Duperrin
Bertrand Duperrinhttp://www.duperrin.com
Voyageur compulsif, présent dans la communauté #avgeek française depuis la fin des années 2000 et passionné de (longs) voyage depuis sa jeunesse, Bertrand Duperrin a cofondé Travel Guys avec Olivier Delestre en mars 2015. On peut le retrouver aussi aussi sur http://www.duperrin.com où il parle depuis plus de 10 ans de la transformation digitale des organisations, son métier quand il est au sol.
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